Sexualisation prématurée. Responsabilité de sa propre mise en danger: Sortir de la culpabilité.
J’ai douze ans. En colo.
Un jour nous partons faire du camping sauvage dans la forêt.
Arrivés au campement on nous assigne nos tentes. Quelqu’un a la « bonne » idée de nous mettre par deux. Un petit avec un grand. Pour éviter les bavardages nocturnes et que les plus jeunes n’aient pas peur la nuit.
On laisse les grands faire leur choix. En me regardant, un gars de 15 ans dit: « Je prends Yohann avec moi, au moins, lui, il ne pètera pas. » C’est le plus masculin de la bande, il s’est déjà branlé, il n’arrête pas de le dire. Je ne sais pas ce que c’est mais je comprends bien que je vais dormir avec un grand. Alors, innocemment, je fais l’enfant.
J’ai le sentiment angoissant que je suis en danger. Un danger qui vient de moi. Il est dans ma poitrine. Je me sens coupable de ça. Je veux exister, quitte à faire comme Vanessa. Aguicher innocemment les garçons plus âgés que moi. Je crois que je l’ai trop copié. Je crois que je vais payer pour ça. Et, en même temps je suis excité. Comme un jeune chat perché sur un toit, qui ne sait rien du danger et qui veut sauter tout en bas.
Dans la tente, cette nuit, c’est moi qui suis le plus intrigué. Je fais semblant de dormir et je suis surpris par mes pensées.
_Tu dors?
_Non…
_J‘ai la gaule.
_Quoi?
_ Je bande…
Je ne connais pas ce terme mais je comprends.
_Tu veux voir?
_Il fait noir.
_Bah touche alors.
_Où ?
Il me prend la main, agacé par ma lenteur, la pose sur son sexe, tendu et chaud.
J’apprends.
Cette nuit, dans cette tente avec le grand. Cette nuit je comprends profondément, clairement, comment susciter l’intérêt et être enfin aimé des gens. D’au moins une partie des gens. Ceux qui aiment les enfants.
Commence, alors que dort celui que je ne sais pas encore être mon premier amant, l’échafaudage de mon plan.
D’abord il faut reconnaître ceux que ça intéresse. Tout le monde n’aime pas les jeunes garçons. Mais pour ceux qui ne sont pas contre, je serai du pain béni, un fruit gratuit. Il faut montrer que je ne suis pas là par hasard. Tout en gardant une vraie distance face aux regards. Aux yeux des autres. Donner le change pour l’entourage. Ça les rassure. Il faut toujours les rassurer. Faire l’enfant sage. En donner l’image. Que le monde autour ne voit rien. Pour ça j’ai ma pureté, mon âge, mêlés au désir de troubler. Le moindre soupçon sera balayé par mon sourire, un éclat de rire. Et celui qui m’aimera bénéficiera de cela. Une image innocente que je peux cultiver et mettre à mon service. Cette pureté est à moi, je veux l’utiliser.
Je parle à Dieu de ce projet. Je crois qu’on m’entend de l’autre côté. C’est trop urgent, il faut qu’on m’aime. Même mal, même du mauvais côté. Je vais finir par m’asphyxier si je ne suscite pas d’intérêt.
Quand il peut, souvent aux sanitaires, le grand essaye de m’attirer dans une douche ou un coin similaire. Je n’aime pas ce qu’il me fait. Il a mauvaise haleine. Il est trop insistant et je n’aime pas son goût. Je m’entraîne juste jouer. J’apprends à le rendre dépendant. Comme si c’était un entraînement.
Quand je sens qu‘il est prêt à tout pour être un peu seul avec moi, je suis content. Je le récompense d’un peu de temps. Ce qui le rend encore plus dépendant. Et moi triste. Je pense : « C’est donc cela, le jeu des grands. Pas passionnant finalement. »
Je ressens un grand danger mais je suis flatté de son intérêt, ravi d’exister pour lui plus que les autres, avec qui il n’aurait jamais fait cela. C’est comme un compliment pour moi.
Depuis tout petit, pour qu’on s’occupe de moi, qu’on me donne de l’attention, j’ai essayé d’être tour à tour, doux, câlin, triste, drôle, fou à me taper la tête contre les murs, pieux et très pur. Et puis de bien chanter, de travailler à l’école, d’être le plus beau, de pleurer, de désobéir, de faire des bêtises. Enfin mentir, voler…
Jamais je n’ai reçu d’intérêt à part le minimum. Une blague valait un sourire suivi aussitôt d’une réflexion comme “ Tu ferais mieux de ranger ta chambre au lieu de dire des âneries “.
Voler un pot de confiture et le bouloter en cachette, cacher les preuves sous mon lit donne “ Mais bordel Yohann tu vas continuer longtemps à me les briser? “ Pas de punition, pas de discussion. Une bonne note reçoit un “Si ça pouvait durer.” Défaitiste et décourageant. Une mauvaise note provoque un “ Tu as une bonne bouille, heureusement. Tu t’en sortiras autrement. “
Être un enfant ne m’apporte aucun Amour. Aucune décision n’est prise en fonction de mon bien-être. L’heure est venue de jouer dans la cour des grands, en restant camouflé parmi les autres enfants. Les normaux. Ceux qui ont droit au bonheur. Les chanceux de ne pas avoir à grandir si vite pour avoir droit à un peu de chaleur.
Maintenant j’ai mon plan. J’ai réussi mon entraînement. Je les regarde de haut, les enfants normaux. Avec leurs beaux parents qui s’occupent d’eux, aimants.
Voilà, c’est la fin de la colo. J’ai changé pour définitivement. Pendant que tous les enfants chantent “Les jolies colonies de vacances, merci Maman, merci Papa…” je découvre le cynisme que cette chanson m‘inspire, envahi de tristesse. En deuil de mon enfance, achevée prématurément.
Je l’ai toujours senti, qu’un jour, quelqu’un ira trop loin. Que je laisserai faire ce que je ne n’aime pas bien. Que je ne serai plus un enfant bien avant qu’on s’en aperçoive.
Maman me ramène chez Pierre. Elle perçoit mon désarroi. Elle me dit que si c’est à cause d’une petite copine “c’est la vie, c’est comme ça, t‘en verras d‘autres, crois-moi”.
Je pleure de son manque d’intérêt. Qui confirme que le futur sera ce que je crois.
Je pleure pour celui qui ne savait pas. Celui qui chantait à tout va. Qui aimait sa Maman, ses frères et sœurs et son Papa. Celui qui jouait dans les bois. Je pleure ce bon p’tit gars. Avec sa foi un peu étrange. Je pleure parce qu’il est mort. Je pleure parce qu’il ne reste que moi. Devant la tombe d’un petit ange.